J’ai eu peur de la nuit, peur des formes qui s’invitaient dans les ombres du soir, qui dansaient dans les plis des rideaux, sur le papier peint d’une chambre à coucher. Elles se sont évanouies avec le temps. Mais il me suffit de me souvenir de mon enfance pour les voir réapparaître, terribles et menaçantes.

Un proverbe chinois dit qu’un homme courtois ne marche pas sur l’ombre de son voisin, je l’ignorais le jour où je suis arrivé dans cette nouvelle école. Mon enfance était là, dans cette cour de récréation. Je voulais la chasser, devenir adulte, elle me collait à la peau dans ce corps étroit et trop petit à mon goût.

 

 

« Tu verras, tout va bien se passer... »

Rentrée des classes. Adossé à un platane, je regardais les groupes se former. Je n’appartenais à aucun d’eux. Je n’avais droit à aucun sourire, aucune accolade, pas le moindre signe témoignant de la joie de se retrouver à la fin des vacances et personne à qui raconter les miennes. Ceux qui ont changé d’école ont dû connaître ces matinées de septembre où, gorge nouée, on ne sait que répondre à ses parents quand ils vous assurent que tout va bien se passer. Comme s’ils se souvenaient de quelque chose ! Les parents ont tout oublié, ce n’est pas de leur faute, ils ont juste vieilli.

Sous le préau, la cloche retentit et les élèves s’alignèrent en rangs devant les professeurs qui faisaient l’appel. Nous étions trois à porter des lunettes, ce n’était pas beaucoup. J’appartenais au groupe 6C, et une fois encore, j’étais le plus petit. On avait eu le mauvais goût de me faire naître en décembre, mes parents se réjouissaient que j’aie toujours six mois d’avance, ça les flattait, moi je m’en désolais à chaque rentrée.

Être le plus petit de la classe, ça signifiait : nettoyer le tableau, ranger les craies, regrouper les tapis dans la salle de sport, aligner les ballons de basket sur l’étagère trop haute et, le pire du pire, devoir poser tout seul, assis en tailleur au premier rang sur la photo de classe ; il n’y a aucune limite à l’humiliation quand on est à l’école.

Tout cela aurait été sans conséquence s’il n’y avait pas eu, dans le groupe 6C, le dénommé Marquès, une terreur, mon parfait opposé.

Si j’avais quelques mois d’avance dans ma scolarité – au grand bonheur de mes parents –, Marquès avait deux ans de retard et ses parents à lui s’en fichaient totalement. Du moment que l’école occupait leur fils, qu’il déjeunait à la cantine et ne réapparaissait qu’à la fin de la journée, ils s’en satisfaisaient.

Je portais des lunettes, Marquès avait des yeux de lynx. Je mesurais dix centimètres de moins que les garçons de mon âge, Marquès dix de plus, ce qui créait une différence d’altitude notoire entre lui et moi ; je détestais le basket-ball, Marquès n’avait qu’à s’étirer pour placer le ballon dans le panier ; j’aimais la poésie, lui le sport, non que les deux soient incompatibles, mais tout de même ; j’aimais observer les sauterelles sur le tronc des arbres, Marquès adorait les capturer pour leur arracher les ailes.

Nous avions pourtant deux points en commun, un seul en fait : Élisabeth ! Nous étions amoureux d’elle, et Élisabeth n’avait d’yeux pour aucun de nous. Cela aurait pu créer une sorte de complicité entre Marquès et moi, ce fut hélas la rivalité qui prit le dessus.

Élisabeth n’était pas la plus jolie fille de l’école, mais elle était de loin celle qui avait le plus de charme. Elle avait une façon bien à elle de nouer ses cheveux, ses gestes étaient simples et gracieux et son sourire suffisait à éclairer les plus tristes journées d’automne, quand la pluie tombe sans cesse, quand vos chaussures détrempées font flic floc sur le macadam, ces journées où les réverbères éclairent la nuit sur le chemin de l’école, matin et soir.

Mon enfance était là, désolée, dans cette petite ville de province où j’attendais désespérément qu’Élisabeth daigne me regarder, où j’attendais désespérément de grandir.